samedi 11 février 2012

Page 1 (Alban Orsini)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 1 à 5 écrits par Alban Orsini forme la page 1 de son texte.]

Alors tu te réveilles en pleine forêt et tu ne sais pas pourquoi tu es là ou bien qui t’y a mise. QUI ? Tu es griffée de tous les côtés, tu as terriblement mal de partout, des abeilles t’ont piquée semble-t-il _ tu détestes les abeilles_ ou bien il s’agit d’autres animaux plus terrifiants encore, tu ne sens plus tes membres alors tu hurles, tu hurles tout ce que tu peux, mais tu es si faible que ton cri s’arrête à la glotte, inefficace, un cri de même pas nouveau-né. Un cri de rien. Un cri de faible. Un cri de blatte ou bien de vermine. Un cri de j’ai honte. Un cri de j'ai peur. Alors tu te mets à te poser tout un tas de questions en diversion comme : vais-je rester ici ? Vais-je devoir apprendre à survivre ? Comment fait-on du feu ? Doit-on attendre la foudre ? Un avion verra-t-il mon brasier ? Quelqu’un va-t-il me repérer ? Quoi manger ? Comment et avec quoi pécher ? Quelles sont les baies permises ? La mousse sur les troncs d’arbres suffira-t-elle comme boussole ? Puis ça revient : pourquoi suis-je là ? Qui m’a mise ici ? QUI ?
Depuis que j'ai ouvert les yeux dans cette forêt il y a de cela quatorze jours maintenant, les questions n'ont de cesse de tournoyer. Si j'étais dans un intérieur quelconque, j'en badigeonnerais les murs. Je ferais visiter ma maison à d'illustres inconnus et je leur dirais : "Ceci sont mes questions. Elles me servent de décoration". Les visiteurs me répondraient dans un langage vide de sens que je feindrais de comprendre en effectuant de petits hochements de tête adéquats. Je n'ai pas forcément la clé du langage de mes congénères, je ne l'ai jamais eue... mais les questions restent les mêmes : qui sont-ils ? Eux ? Vous ? Tous ? QUI ?

La survie dans la forêt n'est pas si dure : il court une petite rivière poissonneuse non loin de l'abri que j'ai confectionné à l'aide de quelques branches d'arbousier et l'onde y est très généreuse, notamment sous le petit pont, seule trace de civilisation croisée jusque là. Un pommier me permet de me sustenter et les fruits qu'il donne sont gorgés de sucre. J'ai obtenu du feu, très exactement par la foudre et telle que je le prévoyais. Une tortue me tient compagnie. Je la nourris de feuilles et de pommes justement. Je ne pense pas qu'elle soit capable de se débrouiller seule : elle est lascive et paresseuse. Je ne l'apprécie que très moyennement mais je m'en contente : je n'ai pas le choix. La vie est douce et je commence à ne plus rien regretter de mon ancienne vie citadine. Si les questions demeurent quant à l'identité des personnes qui m'ont emmenée ici, dans un sens, je les en remercie. QUI ?
Un mois. Oui, je compte les jours. Un mois. C'est une chose que je fais. Je recherche les coupables aussi, encore et encore. QUI ? Ça devient lancinant et ça tourne en boucle dans ma tête, ces questions. Parfois je n'entends rien et dans ces heures, il fait si beau, je suis sereine et jolie. Les beaux jours se font sentir, c'est indéniable : quelques fleurs commencent à poindre de-ci de-là. Elles sont laides. Elles m'encombrent. Je les hais comme je hais ma fille. Les insectes se font plus insistants aussi et ils grouillent : ils font un chuintement d'eau comme le ferait une fontaine ou tout autre chose qui a un rapport quelconque avec l'eau. Un robinet. Ou bien le bourdonnement électrique d'une ampoule tant les insectes, ça sonne pareil. Un meurtre : j'ai tué la tortue qui me tenait compagnie car elle ne m'était d'aucune utilité et puis si peu joueuse, qu'elle était son intérêt ? Je l'ai enterrée sous le beau pommier. Quant aux pommes justement... je développe depuis peu une aversion pour ces fruits que je mange depuis que je suis ici. Je suis carnassière. J'ai besoin de viande. Il ne peut en être autrement : ce régime frugivore était une hérésie et je n'ai fait que me mentir à moi-même en croyant pouvoir m'en satisfaire. Il est faux que j'ai enterré la tortue. Je l'ai mangée, bien sûr. Je passe des heures affreuses dans cette forêt sombre sombre... Ces heures sont laides. On me les soumet et je n'ai pas d'autre choix que de les accepter...
J'ai été si dure précédemment et je m'en veux : cela me ressemble si peu... Je suis très étrange depuis ici, très à la brèche : tantôt jouasse, tantôt triste, en un mot inconstante. Et puis pour être claire et sincèrement entre nous, je ne hais pas ma fille, je n'ai d'ailleurs jamais eu de fille. Cette histoire de fille n'a aucun sens. Je l'ai inventée. Je n'ai pas touché à la tortue non plus : elle est très justement assise à côté de moi et elle sourit. La voyez-vous ? Elle fait des blagues. Cela fait quarante cinq jours qu'elle va bien et qu'elle trottine gentiment sous le pommier. Je la protège d'une main des ennemis invisibles qui pourraient avoir envie de la tuer et de l'enterrer sous le pommier. Je suis très à l'écoute de ses préoccupations. Mais je sais aussi qu'ils veulent lui faire du mal. C'est évident. Je sais qu'ils existent. QUI ? D'où viennent-ils ? QUI ? Ils laissent des traces de pas. J'en ai vu une justement hier. Une très grosse de bien menaçante. Mais je ne suis pas sûre : il faisait si sombre... SI seulement j'avais eu une lampe de poche : les nuits peuvent être si bien vos ennemies propres ici. Elles sont fourbes et portent les masques des insectes couards. Je hais cette obscurité autant que ce que je hais ma fille. Je veux dormir. Pour oublier. Le bruit qu'ils font. Vous n'avez pas idée du bruit qu'ils font pour montrer qu'ils sont là... Parce que lorsque tu te réveilles, tu es griffée de tous les côtés, tu as terriblement mal de partout, des abeilles t'ont piquée _ tu détestes les abeilles_ mais ce ne sont pas des abeilles : ce sont eux et ils sont encore plus terrifiants qu'auparavant : ils évoluent dans une toute puissance.
Presque deux mois que je suis ici, dans cette forêt, pleinement occupée à y survivre de manière exaltée. Je ne regrette plus rien de mon ancienne vie : je suis catégorique. Et lucide. Parce que. Le bruit lancinant des voitures, des avions. Les babillages, les pétarades, les claquements, les hurlements. Ça strie les membranes. Tympans : ça atteint. Ici, j'ai le grand silence évocateur du ciel du jour, ainsi que la Lune et les étoiles de la nuit. Et à chaque fois, ils sont si fidèles. C'est une musique. Dans ma vie citadine , je recevais des cartes de voeux provenant d'agents immobiliers que je ne connaissais même pas et qui me souhaitaient une bonne année en arborant un sourire complice comme si nous étions amis depuis toujours. Ici j'ai une tortue. Vraiment... Dans mon ancienne vie, j'avais une maison et je passais mon temps à l'entretenir. Ici, je laisse à l'arc-en-ciel le soin d’épousseter la clairière, les arbres tout autour et de faire fuir la poussière qui s'accumule sous le petit pont avec des petits coups pertinents de vent qui secouent en nuages les vesses-de-loup. (Brume opaque, pestilence, cadavre). J'avais un métier aussi, qui consistait à communiquer. Ici, le seul que j'ai, c'est celui de profiter. Pendant ce temps, je joue au scrabble avec deux-trois bêtes qui s'avèrent très intelligentes. Ne venez pas me chercher. Vraiment. Oubliez-moi. Si on m'a mise là, c'est qu'il y a une bonne raison. Je commence à mieux la comprendre.



(à suivre)

Alban Orsini

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