samedi 25 février 2012

Page 3 (Alban Orsini)

[Compilation des épisodes de la semaine, formant la page 3 du texte d'Alban Orsini]

Et je me suis réveillée avec cette étrange impression chevillée au corps que je venais de faire le plus triste des rêves, un rêve de mort, un rêve de pas finie. Une ébauche :

_ Au fusain ?
_ Une sanguine !
_ Montrez-moi...

La tête dans un étau comme si je l'avais plongée tout entière dans le réacteur d'un avion : hachée menu menu.

Je me souviens à peine de ce dont il s'agissait. Je crois que j'ai rêvé de mon ancienne vie. Ou tout du moins d'une partie de mon ancienne vie. Une vie dans laquelle je ne grandissais que par et pour le travail, un métier qui me tuait au fur et à mesure, une mesure qui étriquait dans un bocal, un récipient qui conscrivait, constrictor comme un serpent, un serpent mortel. C'était un cercle et dire qu'il était vicieux n'est que facile.
C'est qu'il m'en a fallu du courage pour ouvrir les yeux sur ma condition, en juger l'aliénation et encore plus pour décider d'en sortir. C'est pourtant ce que j'ai fait. J'ai démissionné. J'ai claqué la porte. Sans rien prendre de plus que ce qui m'était dû. Solde de tout compte, au revoir. Il n'y avait pas à se poser de questions. En un éclair. Merci, c'était bien, mais plus jamais.

_ Ne vous retournez pas.
_ Suis-je Thésée ?
_ Non, Cerbère.

Et embrasser sa nouvelle vie, vouloir y mordre à pleines dents. La vivre ardemment : qu'elle me consume, qu'elle me consume : elle me fascine !

Et je suis devenue paysagiste.
On peut se dire qu'après la communication, j'ai littéralement été parachutée dans le milieu de l'aménagement des espaces verts urbains et cela sur un coup de tête... mais il n'en est rien ! La nature a toujours été au centre même de mon existence comme un nombril et la communication s'est révélée être un pis-aller à peu près acceptable _certes_ et domestique et gentil et mignon comme des viscères ou un oedème pulmonaire lésionnel... mais ça ne pouvait malheureusement pas durer éternellement tant je ne suis pas un mouton _ leçon n°3.
Depuis toute petite mes parents me poussaient vers une carrière prestigieuse, et cela des quatre mains "Vas-y, vas-y, Papa et Maman te regardent" : la communication est un domaine qui a au final rempli le rôle qu'aurait tout aussi bien pu avoir ceux du droit, de l’ingénierie ou bien encore celui de la recherche contre le cancer : de quoi être encadré sur le mur et rendre des géniteurs très heureux au point qu'ils puissent mourir tranquillement dans des draps de satin rouges et cela avec des cotons fourrés dans le fion pour éviter qu'ils ne se vident sur _ très justement_ les draps de satin rouges.
Après ce n'est pas ma faute si je suis née dans une dictature sud-américaine, que j'ai rejoint les rangs d'un autocrate et que je me suis mise à empiler des cadavres ou bien des corps encore bien vivants pour les découper en petits bouts adéquats et de même gabarit afin qu'ils ne se reproduisent plus : J'AI PAS TUE LA TORTUE AVEC UNE PIERRE, MINCE, ARRÊTEZ DE DIRE ÇA TOUT LE TEMPS : ÇA FATIGUE TOUT LE MONDE ET CE N'EST PAS CONSTRUCTIF POUR UN SOU !!!!

J'ai réussi le concours national des paysagistes nationaux.

_ Avez-vous réussi le concours national des paysagistes nationaux ?
_ Oui bien sûr...
_ Et pour la tortue ?
_ Je l'ai eu du premier coup !

Et je suis devenue paysagiste nationale et je n'ai jamais plus torturé de dissidents communistes chiliens. Ensuite ce ne sont que des ormes qu'il s'agit d'aligner, mais c'est une science et ça s'appelle être rectiligne et c'est si passionnant comme une érection. Il faut savoir observer, se démarquer, avoir des idées. Abattre du travail et des arbres _ ah ah_ et cela avec une serpette courbe très jolie comme la main pleine d'arthrose d'une vieille dame en fin de vie qu'on aide à traverser la route avec mansuétude.

_ Vous mentez.
_ ... et puis faire un jardin d’acclimatation...
_ Vous êtes Doso. Rien de vous n'est fertile.
_ ... qui propose autre chose au citadin curieux...
_ Jamais elle ne vous sera rendue. Vous savez ce que vous en avez fait...
_ ... et c'est ce qui a justifié ce changement d'orientation professionnelle.

Et on m'a mise à la tête d'un projet très audacieux de jardin botanique.
Le projet audacieux de jardin botanique possède un cahier des charges des plus rigoureux qui mériterait même un schéma mais malheureusement je ne sais pas faire de schémas, non, moi, je ne sais faire que me repérer avec la mousse sur les troncs d'arbres, mousse qui, comme tout le monde le sait, point vers le nord, comme des seins turgescents.

Le plan principal reprend celui du jardin botanique royal de Kew à l'ouest de Londres mais bien entendu les dimensions ont été adaptées et certains espaces complètement revus (la faute en incombant évidemment à une différence de moyens qu'il n'est ici légitime que d'évoquer). Pour les mêmes raisons, bien qu'en projet, nous n'avons pas encore la possibilité d'ériger de bâtiments à proprement parler mais nous pensons toutefois fortement construire une serre tropicale pour y entreposer des essences rares et fragiles et des rhododendrons et des pélargoniums et quelques orchidées car tout le monde aime les orchidées comme tout le monde aime les animaux cuits et des espèces incroyables de nénuphars que l'on ne verra que dans notre jardin botanique et dont nous serons très fiers.
C'est un immense honneur que vous m'avez fait en me confiant ce projet. D'autant qu'il m'inscrit à longs termes _ ah ah. Et c'est aussi une façon de reconnaître sincèrement mon talent que de me mettre à la tête de cette lourde entreprise colossale si lourde en responsabilités lourdes.
Ce qui est sûr en tout cas, c'est que ce nouveau jardin botanique disposera, et je vous en fait la promesse solennelle ici même, d'un lac et que l'on y trouvera une flore ainsi qu'une faune des plus fascinantes. Et qu'il n'y aura pas de meilleur endroit pour se sentir inspiré. Et que l'on y sera si bien que l'on ne voudra jamais plus en partir. Qu'il s'agisse d'amphibiens, de poissons, d'échassiers, d'insectes : je veux que le visiteur soit sans cesse stimulé par une nature débordante et qu'il prenne conscience de l'importance de la sauvegarder comme les beaux souvenirs. Ce lac servira à cela et non pas comme tous les autres à simplement s'y contempler.

_ Aimez-vous les gens ?
_ J'aime beaucoup les animaux...
_ Parlez-nous de vous...
_ Je suis une et indivisible... j'aime pourtant les comparaisons... je dois être dans la contradiction permanente sinon je me fane.

Gunneras, séquoias, eucalyptus et des liquidambars pour le ludique et les enfants car j'aime les enfants comme j'aime les comparaisons et la conjonction "comme" qui résonne comme "gomme", la sève, le glaireux, le sperme, le foutre, la descendance, l'infanticide voire l'encise pour peu que l'on se sente en veine, arracher quelques organes encore sanguinolents, mettre des mains dedans, les montrer à maman_ mais là n'est pas la question, voyons. De plus, je pense dores et déjà ce jardin comme une prolongation de l'urbanisation : je ne veux en aucun cas cacher les bâtiments _ non, non_ et j'ai la ferme intention bien au contraire de les intégrer à la luxuriance des espèces végétales, cette dernière ne devant pas nier ou bien s'opposer à la première. C'est bien d'une globalité dont il s'agit, une harmonie.Tout au plus interdirai-je les téléphones portables pour ne pas trop interagir avec le calme que j'essayerai d'y instaurer par une architecture florale adéquate. Mais pas de barrières, ni de cadenas : tout devra être ouvert comme un cœur qu'on admire lorsqu'il cesse de battre.

_ Avez-vous honte ?

Je veux faire construire un pont au centre du lac. Un pont qui reliera le monde des morts à celui des vivants. Des choses se cacheront dessous comme des esprits ou des goules. Oh non, je sais, un ankou ! Sous ce pont, je veux que les souvenirs se perdent. Je veux m'y perdre. Avoir l'impression de me réveiller dans une forêt et y évoluer dans une éternité ouatée.
Et des forêts, il y en aura dans le nouveau jardin botanique dont j'ai la charge de penser l'aménagement avec brio et des pupitres et des fiches qui reprennent mon discours parfait et si bien adéquat. Je souhaite un arboretum pertinent et très fourni. Je souhaite un verger conservatoire. Je souhaite un alpinum. Je souhaite un arbre pour chaque citoyen : plus personne ne périra d'insolation puisqu'il y aura l'ombre de son arbre. Je vous le promets. Et ce que je souhaite généralement, je l'obtiens. Je peux certes être de nature changeante, un peu soupe au lait, très à la brèche (tantôt jouasse, tantôt triste) en un mot inconstante, mais je parviens toujours à aller là où je désire me rendre... il n'y a pas de détour possible. Je suis efficace, sûre de moi, fière et solitaire. Je ne m'encombre jamais de considérations superflues ou si je le fais, elles s'avèrent nécessaires comme les ingrédients exotiques d'une recette qui permettent d'obtenir un plat très goûteux. Je suis droite, je vais d'un point A vers un point B et je m'y tiens et je file, la laine. Rien ne sert dans la vie d'être un mouton si c'est pour marcher plus longtemps que les autres ou bien plus longtemps qu'il n'est nécessaire _ leçon n°4. C'est une question de survie.

Je ne prétends pas avoir la clé qui ouvre toutes les serrures de l'existence, mais je pense que cette philosophie de vie permet d'aller plus loin et d'éviter le sur-place.

_ Avez-vous des regrets ?
_ J'ai soif.
_ Avez-vous des regrets ?
_ J'ai des pignons de pin que je classe par couleur et par taille...

Pour bâtir un jardin botanique, il faut bien évidemment mettre la main à la pâte et c'est donc très naturellement que je m'armerai d'un pelle, d'une pioche et d'un petit sécateur pour construire avec et pour vous, cet espace unique qui sera le vôtre. Je serai sur le terrain. Je viendrai à votre rencontre: je veux être à l'écoute de vos préoccupations. Avoir des idées ne suffit pas : il faut tout faire pour les réaliser, quitte à avoir des ampoules sur les mains. Je n'ai pas peur. Je suis prête si vous voulez de moi.

Je vous aime. Je vous serre contre moi. Vous me manquez...

Chère Maman que j'aime,

aujourd'hui est le bien grand jour ensoleillé et plein de stases où je prends mes fonctions à la tête du projet d'élaboration du jardin botanique. Pour faire simple, tu imagines un organigramme et je suis le nom que tu rencontres pour la première fois alors autant dire que je suis heureuse comme jamais je ne l'ai été auparavant et que je sautille sur place _ j'ai beaucoup de projets insensés en tête _ certainement car je n'avais jamais été jusqu'alors responsable de l’élaboration d'un jardin botanique ni au sommet d'un quelconque organigramme.
Je sais bien que tu as eu peur lorsque j'ai décidé d'abandonner mes fonctions dans la communication et je sais aussi ce tu penses : "Que fait-elle ? Pourquoi tout envoyer valser de cette façon ? Croit-elle donc autant en la chance pour qu'un lancer de dés ne décide de sa vie à ce point ?". Ne crois pas que je ne sache pas lire en toi, je l'ai toujours su et cela depuis toute petite que je le sais. Je te vois, je te sais. C'est aussi simple que cela.
Je tiens par cette lettre à te rassurer par ce message. J'ai bien conscience de tous les sacrifices que papa et toi avaient dû faire pour moi et je pense bien que l'INSCAMA a eu un coût certain pour vous deux et j'imagine assez aussi les sacrifices que vous avez dû faire pour moi et puis aussi je ne suis pas si sotte et j'ai des esprits. Mais je peux t'assurer que tous ces efforts n'ont pas été vains : je suis enfin heureuse et mes choix ont été les bons cette fois-ci. Tous. Sauf un.
Tu m'as souvent reproché mon sale caractère ainsi que mon inconstance : je ne me suis jamais aussi sentie cohérente et compétente et coronaire qu'aujourd'hui avec ce projet de jardin botanique aux chardons. Tu m'as toujours dit : "je te reproche ton sale caractère et ton inconstance". Je suis à l'équilibre. Je suis moi. Comme une feuille déposée sur une flaque et que le vent tourbillonnant ferait rouler comme une toupie. Comme un corps nu cornu.
Tu m'as dit un jour _ c'était un jour très précis de Chandeleur où tu m'as dit avec une crêpe au sirop : "tu n'es qu'une petite pute" et j'ai reçu cette remarque comme une flèche en plein coeur, ou comme une gifle, ou comme un acouphène, ou l'excavation d'un organe sensible comme une langue ou une autre muqueuse plus intérieure et je n'ai pas fini ma crêpe. Mais je la comprends aujourd'hui cette phrase ma maman. Alors j'ai fait une mue et je me suis transformée par magie. Tu n'avais pas la clé de moi. Je te déteste. Tu es la plus mauvaise mère du monde. C'est pour ça que je fais de la politique. Tu n'es pas ma vraie mère. Ma vraie maman elle est plus mieux jolie. J'ai été adoptée. Je préférerais n'être jamais née. Je préférerais prendre un avion et aller loin. Si j'étais vraiment ta fille, je souhaiterais assez que tu me tues sur le champ ou bien que tu me vendes à un homme dégueulasse et borgne et libidineux. Un homme dans le genre de David Lhomme. Même si David Lhomme n'est pas borgne. Ni libidineux. Non, David Lhomme, il n'a qu'un très mauvais parfum ambré. A cause de toi. A cause de tes erreurs _ Regarde moi_

_ Que retenez-vous ?
_ Je suis un mythe ancien.

A cause de tes actes manqués. J'ai foiré jusqu'à ma nomination à la tête du jardin botanique. Ils n'ont pas retenu mon dossier. J'ai demandé à ce qu'ils justifient leur décision. Ils m'ont ri au nez. Ils ont raccroché et j'ai tant pleuré. Je ne bâtirai jamais ce beau jardin botanique. Ils l'ont décidé. J'ai tout plaqué pour ça. C'en est fini et c'est de ta faute.Tu dois bien rire.
Je tiens par cette lettre à te tenir responsable de mon échec. Au cas où je me suicide. Je veux que tout le monde sache très bien que c'est de ta faute.
Alors pour me venger, je veux manipuler le monde pour t'atteindre à travers la foule : laisse-moi bâtir une nation qui ne soit pas toi. Tu n'as plus de pouvoir maman, tu n'as plus de pouvoir. Je peux enfin être certaine de te détruire. Je remonte deux générations. 1-2.

Ta fifille.


(à suivre)

Alban Orsini

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