samedi 3 mars 2012

Page 4 (Julien D.)

[Compilation des épisodes de la semaine, formant la page 4 du texte de 008 dont Julien D. assure la rédaction, en l'absence de 008.]

Christobal ne s’était absenté qu’une seconde. Une seule. Une petite. Il avait tourné la tête, attrapé son café et lors de ce fugace instant – une seule seconde, ou peut-être deux… tout au plus –, quelque-chose avait changé sur l’écran. Quelque-chose avait disparu de l’écran de contrôle. Il était là, qui pulsait tranquillement à la périphérie de son champ de vision, presque sur le rebord et pouf… Christobal examina l’écran de haut en bas, de gauche à droite. Il effectua un balayage minutieux, c’est en tout cas ce qu’il dirait si on l’interrogeait – la réalité ressemblait plus à une panique oculaire, succession de regards strabiques et paniqués. Sa main se crispa sur la souris, il déplaça le pointeur dans tous les sens au cas où l’écho se serait caché au dessous. Non.
Plus
Il souffla, prit une gorgée de café, manqua de s’ébouillanter, manqua de s’étouffer et finit par laisser sortir la boisson qui fut rapidement absorbée par sa chemise. On disait de lui qu’il était du genre nerveux et maladroit. On se trompait, c’était bien pire. Il fallut que la caféine agisse pour que le contrôleur se décide enfin à prendre les plans de vol, les indicateurs, la météo, l’horoscope, le programme télé et l’annuaire en ligne, bref, tout ce qui était à même de lui donner une quelconque idée de l’appareil qui venait de disparaitre et ce qui avait bien pu arriver.
« Une seule une seule une seule seconde, une seconde… ». Il psalmodiait à voix basse son mantra façon Coué en tremblant de plus belle. Dans la salle, personne ne semblait avoir remarqué son manège. Las, le fruit de la connaissance était sur une branche bien trop haute pour ses jambes flageolantes. En désespoir de cause, il finit par décrocher son combiné téléphonique et composer un numéro. Il allait devoir l’appeler Elle.

La nervosité avait atteint son paroxysme. Ça le grattait de partout, ça le piquait et le café sur sa chemise le brulait. Il avala difficilement sa salive alors qu'il tapait les derniers chiffres. Depuis que Christobal travaillait ici, il n'avait du lui parler que trois fois, si l'on excepte les saluts discrets - mais respectueux - qu'il lui adressait lorsqu'il la croisait dans les couloirs. Elle, elle ne le regardait pas. Que voulez-vous, c'est comme ça avec les êtres supérieurs.
Elle était une légende à l'aéroport de Santiago. A la suite à un grand nombre d'erreurs d'aiguillage, un désordre constant et l'étroitesse des pistes, l'aéroport avait progressivement été déserté par les grades compagnies internationales qui lui préféraient celui plus pratique de Valparaiso. Ca avait jasé en haut lieu. On s'était étonné de ce qu'une capitale d'un pays comme le notre ne puisse accueillir de vol direct pour Sydney, Tokyo ou On-ne-sait-quelle-ile-du-pacifique. Bref, on l'avait envoyé. d'étranges histoires couraient sur elle. On la disait descendante des prêtres incas. D'autres pensaient plutôt à une sorte de super agent qui avait été formé par la CIA. D'autres encore avaient émis la certitude qu'il s'agissait simplement de la maîtresse du ministre des transports. Il y avait d'autres histoires, plus sombres et farfelues. Lorsqu'on l'avait vu arriver, certains s'étaient permis des réflexions déplacées, des familiarités excessives. Ils avaient vite disparu. a la cantine, la rumeur apparut qu'elle les avait sacrifiés aux dieux Cargo encore vénérés en nouvelle-guinée, une offrande propitiatoire coulée dans le béton des pistes flambant neuves. Depuis son arrivée, on filait droit. On la craignait. On la vénérait. Certains extrémistes lui avaient installé une chapelle dans un ancien placard d'entretien. Un petit autel tout simple avec une bougie et une statue de la madone taillée dans une pierre noire. On venait lui faire des offrandes dans l'espoir d'un quelconque avancement, d'une promotion. Réalité ou non, on avait rasé les bosquets aux alentours de l'aéroport pour créer de nouvelles pistes, les avions s'étaient remis à bourdonner dans le ciel de la capitale et les guichets de nouvelles compagnies internationales avaient massivement refleuri. L'aéroport avait retrouvé sa place de numéro un.
Pendant ce temps, Christobal avait compté cinq bips. Personne n'avait répondu. Plus que trois et il se sentirait le droit de repasser le problème à quelqu'un d'autre, un subalterne qui se chargerait directement de lui expliquer. Encore deux. Elle ne décrochait toujours pas. Peut-être était-elle quelque-part dans les couloirs. Non, c'était un numéro de portable. Une. Il y était presque quand soudain:

"QUOI!"
Une main fine se saisit du téléphone. Un diamant cerclé d’or éparpilla quelques reflets irisés sur les murs du couloir. C’était une belle journée de printemps, de celles où rien de grave n’arrive, mais ça, elle n’en avait à peu près rien à foutre. Elle savait bien que les pépins n’attendaient pas que les pommes soient mûres. «QUOI» aboya-t-elle en décrochant. Un bredouillement tenta de se faufiler hors de l’enceinte et de ramper le long de son canal auditif. C’était tout à fait irritant. Elle s’arrêta. «SOYEZ PLUS CLAIR, ARTICULEZ !» Elle avait toujours la parole majuscule.

Ses talons claquèrent de plus belle. Elle fit élégamment voler ses cheveux derrière son épaule gauche.

"COMMENT ÇA PERDU, ON NE PERD PAS UN SIGNAL CHRISTOBAL. C'EST-A-DIRE ? UNE SECONDE ? CHRISTOBAL JE ME FICHE DE VOS EXCUSES, IL N’Y A PAS DE SECONDE QUI TIENNE. J’EN AI ASSEZ DE VOS EXCUSES, ALLEZ AU FAIT ! DES FAITS ! PAS DES METAPHORES ! ET PLUS VITE QUE ÇA !"

Elle avait rapidement compris la situation. C’était son job. Elle était une sorte de super ordinateur. Elle se dirigea comme une flèche vers un hangar de service où l’attendait une voiturette électrique. C’était son job. Elle se voyait bien en microprocesseur dernière génération, donnant des ordres à tout un système bricolé maison. C’était à peu près tout ce qu’elle tolérait comme métaphore. Claire et efficace comme un circuit intégré. Un aboiement attira l’attention d’un manutentionnaire, Un regard suffit à lui signaler son boulot. Impulsion. A l’autre bout du téléphone, ça tremblait toujours aussi fort. Son timbre changea, elle se radoucit. Il ne fallait pas que l’autre fasse une connerie avant qu’elle arrive. Et comme ça, il arrêterait peut-être de se justifier... Elle synthétisa la situation :

Mardi 17 avril, 15h37-15h57, vol Sidney-Santiago disparu des écrans. Défaillance ? Probable mais pas sur. Horaire d’arrivée prévu : 19h45. Contact quelconque ? Pas encore. Disparition des écrans : environ 3000 km du point d’arrivée, survol Pacifique.

Ça jactait dans tous les sens. La frénésie avait pris le sommet de la tour de contrôle. La panique de Christobal avait contaminé tout le monde. Il y eut un moment trouble où tout le monde se haranguait pour un oui pour un non, pour le café renversé, pour l’inattention et les résultats du match de foot de la veille. Le superviseur était particulièrement remonté. Il en voulait à Christobal de ne pas avoir été consulté avant, ce qui aurait certainement prouvé une vague capacité de réflexion chez le contrôleur, mais nous avons pu constater que ce n’était pas vraiment le fort de notre ami. La situation avait atteint son point critique lorsque tout le monde avait appris qu’Elle se déplaçait jusqu’à eux. Tous devinrent alors méthodiques. On s’activa à rendre les pupitres présentables, on passa un coup de chiffon sur les écrans, on déconnecta les comptes facebook et le poker en ligne, on vida les cendriers et on ouvrit les fenêtres pour aérer, bref, on remit tout en place comme on pensait qu’Elle voulait que ce soit. Il y eut un léger flottement dans le trafic aérien, on laissa les pilotes seuls juges de leur comportement ; heureusement, aucun accident ne fut à déplorer. On pouvait déjà sentir sa présence dans les murs depuis dix minutes lorsqu’Elle débarqua. Tout le monde avait regagné son poste, les écrans défilaient, les contrôleurs se concentraient sur leurs données ; l’essaim accueillait sa reine dans le calme.

Le responsable s’approcha à pas rapides, suivi de Christobal. Tous deux avaient pris l’air contrit de rigueur et fixaient le bout de leurs chaussures.

La réprimande attendue ne vint pas. Elle ne viendrait que bien plus tard, quand on aurait éclairci le sort de l’appareil. Pour l’heure, la situation nécessitait des éclaircissements. Où était l’avion ? Lui était-il vraiment arrivé quelque chose ? Il était à peine 16h 30 et il pouvait bien finir par se montrer - Peut-être même serait-il à l’heure. Bref, personne ne savait rien, sauf ceux qui en savaient un peu, et ceux-ci ne manifestaient pas l’envie de proférer autre chose que des excuses.

« ALORS ? »

La perspective d’une petite apocalypse à soi s’écarte à mesure que l’on plaque, à même la surface de la Terre, de nouvelles grilles, succession de réseaux en pelure d’oignon ; succession physique, sociale, électronique et spirituelle. Modélisation d’objets selon des coordonnées précises, chaque point s’inclut dans le grand tout. Chaque altération de cet état, chaque action individuelle, chaque vague sur la mer de l’information se transforme inexorablement en happening télévisuel collectif ou, plus discrètement, vient grossir les pourcentages de quelques études statistiques.
Justement, son intervention à Elle avait changé la nature métaphysique de l’événement. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Ce qui avait disparu des écrans devait y retourner, d’une manière ou d’une autre. On avait embauché les meilleurs hommes pour veiller à cet état du monde et, à mesure que tous ces spécialistes s’enfonçaient dans une nuit qui s’annonçait longue, occupée par un méticuleux travail de recoupement, une tragédie de groupe s’était transformée en catastrophe internationale. Terminé l’instant où seul un témoin guettait l’oiseau de feu depuis la rive, le monde s’était invité à dîner et, déjà, une poignée de chaînes de télévision australiennes, latino-américaines et asiatiques s’étaient mises à produire et produire encore pléthore d’images d’illustration bricolées à partir d’ancien reportages. L’une avait récupéré les navires australiens des manœuvres militaires estivales et les avait réaffectés à la recherche de l’appareil. Tours de contrôles et étendues océaniques se fondirent en une sorte d’unique image quasi-subliminale qui criait de tous ses pixels « voici la tragédie du jour » dans les cuisines, les salons et les chambres pour la plus grande joie des téléspectateurs…




(à suivre)

Julien D.

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