samedi 3 mars 2012

Page 4 (David M.)

[Compilation des épisodes de la semaine, formant la page 4 du texte de David M.]

Le long cou de tortue de Maître Fi Chan se plia davantage, si bien que ses longs sourcils noirs touchaient à présent ses genoux. Le candidat avait finit ses enchaînements et reprit la posture du tigre, les pieds légèrement écartés, face aux juges, les poings de chaque côté de la poitrine. Un long temps passa. Des gouttes de sueur se mirent à perler sur le dos du jeune paysan. Fi Chan dormait. Un jongleur, excédé par l’attente, lança avec force sa pomme sur la tête du candidat. La pomme fit un bruit de gong étouffé, qui tira Fi Chan de sa rêverie. Le vieux maître regarda à droite, à gauche, un peu perdu, comprit où il était et s’adressa au jeune paysan: “Bien, bien, c’est votre tour. Montrez-nous si vous êtes digne d’accéder à la première chambre de ShangriLa.” Le Maître qui siégeait à sa gauche se pencha à l’oreille de Fi Chan, qui l’écouta avec un air pénétré. Fi Chan se redressa: “Ah oui, eh, eh bien, félicitations!” Il se pencha sur le greffier qui était au pied de l’estrade: “Greffier, appose mon sceau sur le certificat de ce candidat, dont j’ai particulièrement apprécié le gongfu, qui n’est pas sans rappeler celui d’un jeune Woo.
Le greffier prit son pinceau, le trempa dans l’encrier et, d’un geste ample, inscrit sur le registre le nom du candidat, apposa le sceau de Maître Fi Chan sur l’attestation, souffla dessus pour faire sécher l’encre - et tendit le papier au lauréat, qui courut vers ses parents, qui l’attendaient derrière le saule, avec la foule des badauds. Le maître assis à droite de Fi Chan lissa sa moustache et murmura un mot au greffier, qui se leva avec cérémonie et lança: “Prochain candidat?” Pieds Nuageux poussa du coude Chan Li Poum: “C’est ton tour, petit scarabée! Montre-leur ton gongfu de la guêpe, qu’on rigole un peu!”
Chan Li Poum hésita, puis, considérant que c’était là la raison de ses voyages, et encouragé par le succès du premier candidat, marcha vers le greffier, se présenta à lui et déposa au pied de l’intendant du monastère un peu de viande séché, offrande imposée pour être autorisé à concourir. Puis, il prit place au milieu de la place, ôta sa chemise, fit quelques étirements et prit enfin la posture de la guêpe au repos.
L’odeur de jasmin qui enveloppait les maîtres le déconcentrait, comme le déconcentrait la lente marche du ver de terre qui se traînait à ses pieds, comme le déconcentraient les regards que posait sur lui la foule assemblée. Le greffier frappa le petit gong posé à sa gauche. Chan Li Poum s'élança comme une flèche trop longtemps retenue. Il commença par des passes avec ses mains, certain d’impressionner ses spectateurs - puis fit peu à peu des gestes plus larges, imitant le vol imprévisible de la guêpe. Enfin, il conclut sa démonstration d’un envol de toute beauté. Il reprit la posture de la guêpe au repos et attendit le verdict des maîtres. Les trois vieillards échangèrent des regards entendus et, d’un même mouvement, pouffèrent de rire.
Le gongfu de la guêpe, son apparente imprécision, son illusoire désordre, n’avaient pas convaincu. Comment cela était-il possible? N’était-ce pas un art ancien, connu des plus grands maîtres du passé? Le visage de Chan Li Poum était rouge, les larmes lui piquaient les yeux. Le greffier, d’abord hésitant, rejoignit les maîtres dans ce qui ressemblait désormais à un rire convulsif, sans retenue. Les badauds se mirent aussi à rire. Bientôt, le saule, les murailles, le verre de terre, le vent - tout pouffait, s’esbaudissait, ricanait et se moquait, montrant du doigt notre héros. Un cri monta de sa gorge: “Pourquoi riez-vous?”. Les trois maîtres s’arrêtèrent. Le silence tomba sur la foule. Le greffier regarda Chan Li Poum avec terreur, et secoua vivement la tête pour le mettre en garde. Ma Jion, le maître qui siégeait à la gauche de Fi Chan, rejeta son sourcil droit d’un geste sec de la main gauche et dit: “Nous rions d’autre chose. Ne vous en faîtes pas.”. Ru No, le maître qui siégeait à la droite de Fi Chan se pencha vers le greffier, qui acquiesça, prit son pinceau, traça un signe sur un papier, se redressa et proclama: “Candidat recalé. Suivant.”. Chan Li Poum n’entendait plus rien: “Mais, mais, qu’aurais-je du faire?”
Le bruit avait repris, les clowns et les jongleurs avaient repris leurs jeux, les maîtres avaient commencé à discuter entre eux - mais la question de Chan Li Poum, lancée d’une voix claire et calme, imposa à tous un silence étonné. Le greffier, à nouveau, secoua sa tête avec véhémence. Ma Jion sourit, se pencha en avant et du bout des lèvres, susurra: “Le jury n’a pas d’attente particulière. Vous pouvez toujours vous représenter, dans quelques mois.”. Le maître Ru No gloussa. Fi Chan lui intima le silence de ses yeux perçants. Chan Li Poum ne tenait plus sur ses jambes. Pieds Nuageux l'attrapa par les épaules et l’entraîna loin de ce lieu maudit, qu’il allait traverser encore des centaines de fois, mais toujours avec au coeur, à chaque fois, un coup d’écharde. Quelques heures plus tard, il était attablé dans une auberge, contemplant la nuit claire, un bol de nouilles froides devant lui, et le visage de Pieds Nuageux, impassible, devant lui. Pieds Nuageux: “Ces vieux fous sont des aveugles. Leur mission sacrée est de reconnaître, au sein des nombreux arrivistes, ceux qui pratiquent le gongfu pour les bonnes raisons, un gongfu mu par le souffle et la vertu, non par le désir d’apprendre un art rare qu’il leur permettra, plus tard, de réussir les concours impériaux. Mais ils son incapables de reconnaître le talent d’autrui, ils ne savent que célébrer la copie, la répétition, la vaine imitation.”

(à suivre)

David M.

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